Neville se pencha, prit un peu de terre dans sa main et la regarda s’effriter entre ses doigts. Combien d’entre eux dormaient dans la terre, se demanda-t-il – s’il fallait en croire la légende ? Et comment interpréter la chose ?
Y avait-il même une réponse à cette nouvelle question ? Si seulement il avait pu se rappeler exactement ce que la légende disait ? Ceux qui dormaient sous la terre, étaient-ce ceux-là qui étaient déjà morts une fois ? S’il le savait, il aurait pu ébaucher une théorie. Mais sa mémoire était défaillante. Encore une question sans réponse, à ajouter à celle qu’il n’avait pu résoudre la nuit précédente...
« Quelle serait la réaction d’un vampire musulman devant la croix ? » Il ne put s’empêcher d’éclater de rire, et le son de son rire dans le silence matinal le fit sursauter. Il y avait si longtemps qu’il n’avait plus ri : il ne savait plus comment on riait, et son rire le fit penser à un aboiement. « Après tout, c’est bien ce que je suis, pensa-t-il : un chien malade... »
Vers quatre heures du matin, il y avait eu une légère tempête de poussière, qui avait réveillé en lui des souvenirs douloureux : Virginia, Kathy, ces jours horribles...
Il se ressaisit. Ne pas se laisser aller. Ces souvenirs le poussaient à boire. Il ne fallait pas. Il devait accepter le présent... Encore une fois, il s’interrogea : pourquoi avait-il choisi de vivre ? Il n’y avait sans doute pas de raison précise. « Peut-être suis-je trop stupide, pensa-t-il, ou trop entêté pour en finir une bonne fois... Bon, continuons donc nos petites expériences ! »
... Il y avait encore cette légende suivant laquelle les vampires se tenaient soigneusement à l’écart de toute eau courante ou jaillissante.
Neville enterra donc un tuyau d’arrosage en le faisant aboutir à un auget de bois, qu’il perça d’un trou d’écoulement.
Cela fait, il rentra chez lui, prit une douche, se rasa et enleva le pansement qu’il portait à la main. La blessure se cicatrisait normalement. Il n’en fut pas autrement surpris : il avait eu maintes occasions déjà de s’assurer qu’il était immunisé contre la contagion... A six heures et demie, il alla se poster derrière le judas du living-room. C’était encore trop tôt. Il se versa un verre d’alcool.
Lorsqu’il retourna au judas, il vit Ben Cortman s’approcher de la pelouse. « Viens, Neville... » murmura Neville – et, comme un écho, Cortman cria son nom...
Ben n’avait pas beaucoup changé. Il avait toujours ses cheveux noirs, son corps grassouillet, sa face blême. Mais à présent, son visage mal rasé s’adornait d’une moustache. C’était le seul changement : jadis, Ben Cortman était toujours rasé de près, et il fleurait bon l’eau de Cologne, chaque matin, lorsqu’il venait prendre Neville pour aller à l’usine... Neville éprouvait une curieuse sensation à regarder ainsi ce Ben Cortman qui lui était devenu complètement étranger, à évoquer le temps où cet homme était son ami, où ils se rendaient ensemble à leur travail, où ils parlaient politique, automobile, ou base-ball, où ils s’interrogeaient l’un l’autre sur la santé de Virginia, de Kathy, de Freda Cortman, où...
Neville hocha la tête. Il ne fallait plus penser à tout cela. Le passé était mort – comme Cortman... « Le monde est absurde, pensa-t-il. Les morts s’y promènent en liberté, et je ne m’en étonne même plus... » Il était devenu banal de voir les cadavres sortir de leur tombe. Comme il est facile d’admettre l’invraisemblable, avec un peu d’habitude !
Neville, tout en sirotant son whisky, se demandait qui Ben Cortman lui rappelait. Car il lui rappelait quelqu’un – mais du diable s’il eût pu dire qui... Au reste, quelle importance ? Il posa son verre et alla dans la cuisine, où il ouvrit le robinet de l’évier, auquel il avait fixé le tuyau d’arrosage.
Lorsqu’il revint au judas, il y avait un autre homme et une femme sur la pelouse. Aucun des trois ne parlait aux deux autres. Ils ne se parlaient jamais entre eux, se contentant de marcher, de tourner en rond sans arrêt, comme des loups, sans se regarder, leurs yeux avides fixés sur la maison, où se tapissait leur proie.
Puis Cortman vit l’eau jaillir dans l’auget et s’en approcha. Après un moment, il releva son visage blême et Neville le vit sourire. Il se mit à sauter pardessus l’auget comme un gosse jouant au bord du ruisseau...
Neville sentit sa gorge se serrer : le monstre savait ! Et il se moquait de lui...
Les jambes raides, les mains tremblantes, Robert Neville alla dans sa chambre à coucher et prit un de ses revolvers.
Cortman achevait son petit numéro de danse autour de l’auget lorsque la première balle le frappa à l’épaule gauche. Il eut un grognement et tomba en arrière. Neville tira à nouveau, sans l’atteindre. Cortman se releva en ricanant et la troisième balle l’atteignit en pleine poitrine. Neville allait tirer encore, mais une femme s’interposa entre Cortman et lui. Elle commença à arracher ses propres vêtements, tournée vers Neville, qui referma le judas, refusant d’en voir davantage. Dès les premiers gestes de la femme, il avait senti se rallumer dans ses reins cette terrible chaleur qui l’effrayait...
Un peu plus tard, il rouvrit le judas. Ben Cortman s’était remis à tourner en rond, à lancer ses « Viens, Neville ! » Et tandis qu’il le regardait, piétinant dans le clair de lune, Robert Neville découvrit soudain à qui Cortman le faisait penser, et cette découverte le secoua d’un rire amer, irrépressible : Ben Cortman ressemblait à Oliver Hardy ! oui, à cet acteur comique du bon vieux temps, dont il avait vu plusieurs films ! Cortman était le sosie funèbre d’Oliver Hardy... Oliver Hardy, criblé de balles et se relevant sans cesse pour en redemander, Oliver Hardy lapidé, frappé à coups de couteau, écrasé par des autos, assommé par des cheminées, noyé, passé au laminoir et revenant toujours, patient et obstiné : quel beau sujet de film comique ! Avec Ben Cortman dans le rôle d’un Oliver Hardy bouffon et hideux, assoiffé de sang frais... N’était-ce pas à mourir de rire ? Aussi bien, Neville n’en pouvait plus, tant il riait. Ses joues ruisselaient de larmes. Il renversa son verre et l’alcool, en l’éclaboussant, le fit rire encore plus fort. Il s’amusait comme un fou...
Puis, presque sans transition, il éclata en sanglots.
* * *
Il enfonça le pieu dans un estomac, dans une épaule, ou encore dans une gorge, d’un seul coup de maillet, dans des jambes, dans des bras. Le résultat était toujours le même : le sang jaillissait, fluide et vermeil, de la chair blanche...
Il pensa avoir trouvé la réponse qu’il cherchait : ce qui les tuait, c’était tout simplement l’hémorragie !
Mais alors il trouva la femme, dans la petite maison blanche et verte, et lorsqu’il planta le pieu dans sa poitrine, la décomposition fut si soudaine qu’il fit un bond en arrière et vomit son déjeuner...
Lorsqu’il eut le courage de regarder à nouveau, il n’y avait plus, sur le couvre-lit, qu’une traînée de poussière, de la longueur du corps. C’était la première fois que les choses se passaient ainsi.
Il sortit de la maison en titubant et demeura pendant près d’une heure assis dans la voiture, sans bouger, essayant de comprendre. Elle s’était pratiquement dissoute, pulvérisée, au moment même où il frappait... Et il se souvint d’une conversation qu’il avait eue jadis avec un Noir qui travaillait à l’usine. Ce Noir avait été employé des Pompes funèbres, et il avait parlé à Neville de ces mausolées où des corps étaient conservés dans des sortes de vitrines où l’on avait fait le vide. Ils y conservaient indéfiniment leur apparence, « mais – avait ajouté le Noir – pour peu qu’on laisse un peu d’air y pénétrer, pffft... Ils tombent en poussière à l’instant même... »
Cela signifiait que la femme était morte depuis longtemps déjà. Peut-être était-elle même l’un des vampires qui étaient à l’origine de l’épidémie. Dieu seul savait depuis combien d’années elle n’était plus vivante, ainsi, qu’en apparence...
Cette nouvelle expérience déprima Neville au point qu’il passa plusieurs jours sans sortir de chez lui, buvant sans arrêt et laissant les corps s’entasser sur la pelouse. Il pensait à cette femme. Et il avait beau boire et essayer de penser à autre chose, ses pensées le ramenaient toujours à Virginia. Il se voyait entrant dans la crypte et levant le couvercle du cercueil. Et chaque fois, à cette idée, il manquait s’évanouir.
Cette traînée de poussière... Etait-ce à cela que Virginia ressemblait, à présent ?